Le haïku d’après Roland Barthes

Roland Barthes n’est pas un « spécialiste » du haïku. Mais, dans l’Empire des signes, puis dans La Préparation du roman, il révèle la puissance théorique du haïku, rapportée à ses propres vues sur le signe et sur l’écriture. Pour le projet d’« haïkus visuels », surtout parce qu’il est non orthodoxe, on est fondé à s’appuyer sur ces analyses, qui s’enrichissent de leur inclusion dans l’œuvre globale de Barthes, qui se révèlent comme traducteurs théoriques d’une pratique étrangère mais largement adoptée, et parfois abusivement instrumentalisée.

Citations de Roland Barthes :

1.

Le haïku fait envie : combien de lecteurs occidentaux n’ont pas rêvé de se promener dans la vie, un carnet à la main, notant ici et là des « impressions », dont la brièveté garantirait la perfection, dont la simplicité attesterait la profondeur (en vertu d’un double mythe, l’un classique, qui  fait de la concision une preuve d’art, l’autre romantique, qui attribue une prime de vérité à l’improvisation). Tout en étant intelligible, le haïku ne veut rien dire. (p. 89)

La brièveté du haïku n’est pas formelle; le haïku n’est pas une pensée riche réduite à une forme brève, mais un événement bref qui trouve d’un coup sa forme juste. (p. 98)

Citations extraites de : Roland Barthes, l’Empire des signes, Skira, Genève, 1970. Rééditions : Flammarion, 1980; Le  Seuil, 2005.

2.

Le haïku est le désir immédiat (sans médiation).  (p.65)

Le haïku est bref, mais non pas fini, fermé.  (p.67)

Le haïku va vers une individuation intense, sans compromission avec la généralité. (p.74)

Le haïku n’est pas destiné à retrouver le Temps (perdu), ensuite, après coup, par l’action souveraine de la mémoire involontaire, mais au contraire : trouver (et non retrouver) le Temps tout de suite, sur-le-champ; le Temps est sauvé tout de suite = concomitance de la note (de l’écriture) et de l’incitation : fruition immédiate du sensible et de l’écriture, l’un jouissant par l’autre grâce à la forme haïku » ⟶ Donc une écriture (une philosophie) de l’instant. (p.85)

Le ‘référent’ du haïku (ce qu’il décrit) est toujours du particulier. Aucun haïku ne prend en charge une généralité.  (p.87)

La contingence est le fondement du haïku.  (p.88)

Le haïku n’est pas fictionnel, il n’invente pas, il dispose en lui, par une chimie spécifique de la forme brève, la certitude que ça a eu lieu. (p.89)

Citations extraites de : Roland Barthes, La Préparation du roman I et II. Cours et séminaires au Collège de France (1978-1979 et 1979-1980), texte établi, annoté et présenté par Nathalie Léger, Paris, Seuil/Imec, 2003, 480 pages.

Commentaires de Philippe Forest à propos du texte de Barthes La Préparation du roman et du haiku :

Une question domine largement la réflexion de Barthes. La genèse romanesque dépend pour lui largement du passage des formes brèves qui constituent le matériau premier de l’écrivain (notes, par exemple) au récit qui les intègre et les enveloppe. Poétiquement, le problème est celui de la conversion du bref au long, du discontinu au continu, de la note au roman.

On sait quelle place Barthes a fini par accorder au fragment dans son écriture […]. Dans cette constante stratégie d’évitement et de déprise visant à ce que le sens ne se fixe jamais, le fragment — parce qu’il fait éclater l’œuvre et l’oblige à se recomposer selon une logique non linéaire, arbitraire — constitue sans doute la pièce principale du dispositif.

Barthes est d’ailleurs tout à fait conscient de l’effet de torsion, de déformation qu’il impose au haiku. La séance du 6 janvier 1979 s’ouvre sur une réflexion intitulée : « ‘Mon’ haiku » et dans laquelle Barthes justifie et éclaire l’usage du pronom personnel : « ‘Mon’ ne renvoie pas, ou ne renvoie pas finalement, à un égotisme, un narcissisme […], mais à une Méthode : méthode d’exposition, méthode de parole. » C’est un « acte de nomination » qui s’effectue en toute connaissance de cause : « à tout ce que je vais dire, je donne le nom de haiku, avec cependant une certaine vraisemblance. »

Philippe Forest, « Haiku et épiphanie : avec Barthes du poème au roman », in Haikus, etc., Éditions Cécile Defaut, Nantes, 2008, p. 114-116